- GRAMMAIRES (HISTOIRE DES) - Grammaire et langage dans l’Inde ancienne
- GRAMMAIRES (HISTOIRE DES) - Grammaire et langage dans l’Inde ancienneL’Inde a produit une littérature grammaticale très importante par son étendue et par sa profondeur. On peut y distinguer trois catégories d’ouvrages, trois directions d’activité intellectuelle. Tout d’abord, il y a des spéculations philosophiques et religieuses sur la parole attestées dès les Veda : la faculté de parler est conçue comme une puissance supra-humaine, voire visualisée comme un être divin, la parole se voyant attribuer une vertu salvatrice, etc. D’autre part, le souci de préserver une qualité de langue mise au service d’une littérature raffinée a conduit à la composition de grammaires normatives, non seulement du sanskrit, qui a été la langue d’échanges pratiques, culturels et religieux dans toute l’Inde et en Extrême-Orient, mais aussi de toutes les langues régionales, indo-aryennes et dravidiennes, qui ont été à un moment ou à un autre de l’histoire un moyen d’expression culturelle développé. Enfin, on peut parler d’une contribution de l’Inde à la linguistique générale, en ce que beaucoup de grammairiens et, parmi eux, quelques-uns des plus grands esprits de l’Inde ont particulièrement étudié les catégories et structures du langage dans leur rapport avec la réalité ou la pensée. Grammaire, logique et méthode d’interprétation des textes ont été dans l’Inde trois disciplines apparentées, qui ont constitué la base de la culture du lettré, le corps de l’enseignement traditionnel, et ont été cultivées pour elles-mêmes dans un esprit d’investigation proprement scientifique.Les débutsLa réflexion sur le langage apparaît, dans l’Inde, aussi ancienne que l’utilisation littéraire. Le monument le plus éloigné, qui nous soit parvenu, le ブgveda (env. XVe s. av. J.-C.), contient déjà des spéculations sur la parole humaine, qui est dite avoir trois parts cachées, un quart seulement en étant manifesté aux hommes, etc. D’autres textes védiques anciens développent les idées de divinisation et introduisent l’idée d’un salut par le bon usage de la parole. La métrique étant largement fondée sur le compte des syllabes, c’est la syllabe elle-même, ak ルara , qui est le premier élément de parole à être isolé et défini. Une autre trace antique de l’observation de la structure des mots est l’étymologie, dont on trouve des échantillons dans les textes les plus anciens: l’être cosmique originel est appelé puru ルa parce qu’«il existait avant [toute chose] (pur s 稜t )», ce qui reflète une analyse du mot puru ルa en l’adverbe pur («avant») et la racine as («exister»). D’autre part, les méthodes de récitation des textes de rituel, les exercices de mémorisation ont amené les br hmanes à observer de très près les sons de leur langue, leur prononciation, l’accentuation, les ligatures, etc. Assez vite, trois disciplines se sont individualisées; la phonétique ( ごik ル ), la grammaire proprement dite (vy kara ユa ) et l’étymologie (nirukta ). Initialement formées dans les cercles de lettrés spécialistes de l’étude des Veda , elles ont été par la suite étendues à toutes les formes d’usage de la langue, les formes parlées aussi bien que les formes écrites. Mais le souvenir de leur origine est resté dans toute la tradition en ce qu’on les considère comme étant trois des six «membres auxiliaires (a face="EU Updot" 臘ga )» des Veda , les trois derniers étant la métrique, le rituel et l’astronomie.La phonétiqueLa littérature de ごik ル comprend deux genres de textes. Les plus anciens, appelés Pr ti ご khya , textes «de chaque branche» du Veda , contiennent des règles utiles à la récitation des hymnes et formules védiques dans les diverses branches ou recensions des textes sacrés. La récitation se faisait sous plusieurs formes, en préservant la continuité de l’énonciation, ce qui en sanskrit implique un grand nombre de contractions, assimilations, reports de propriétés phoniques, etc. à la jonction des mots, ou bien en séparant les mots, voire en en intervertissant l’ordre. Il existe jusqu’à dix modes de récitation différents qui soient encore en usage de nos jours. Tout cela implique des connaissances phonétiques nombreuses et une observation scientifique assez poussée. On ignore la date de formation de ces divers modes de récitation, celle de la formation des écoles védiques, ainsi que celle de la rédaction de leurs textes de phonétique. Mais tout l’ensemble est très ancien et la date la plus basse que l’on puisse envisager serait le IIIe siècle avant J.-C. Cette littérature atteste une connaissance des sons du langage et de l’articulation plus développée que celle qu’avait l’Europe à l’aube du XIXe siècle. Les lieux d’articulation des sons y sont bien définis; seul le rôle du larynx n’avait pu être identifié. La propriété de sonorité, qui est pertinente en sanskrit, est bien mentionnée, mais non expliquée, les cordes vocales n’étant pas connues. Les organes d’articulation sont finement décrits: base, pointe de la langue, etc. Nombre de traits groupés sous le nom de «efforts d’articulation» – aspiration, sonorité, nasalisation, dits «efforts externes»; fermeture, ouverture, semi-ouverture, dits «efforts internes» – sont exposés. Les phonèmes ont été ainsi bien dissociés et définis. Ils ont été aussi observés dans leur entourage, dans la chaîne phonique. Ainsi l’on trouve des observations sur des sons secondaires, voyelles réduites apparaissant en épenthèse, aspiration reportée sur une occlusive au voisinage d’une sifflante, gémination dans des groupes de consonnes, insertion de consonnes transitionnelles, par exemple sifflante entre occlusives, etc.Ultérieurement, la discipline a été cultivée dans des ouvrages relativement peu nombreux, qui sont quelquefois de caractère scolaire et innovent peu, mais qui occasionnellement, parce qu’ils sont plus tardifs, font apparaître de nouvelles descriptions qui doivent correspondre à des changements historiques de prononciation.L’étymologieL’étymologie est illustrée par un auteur ancien de date incertaine (antérieure au IIe s. av. J.-C.), Y ska, dont le Nirukta est un commentaire étymologique sur une sorte de lexique de mots védiques appelé Nigha ユレu . L’introduction de cet ouvrage est le plus ancien texte sanskrit définissant les principales catégories sémantiques: le verbe, qui exprime l’être (bh va ) en tant que naissance, formation, action en cours de réalisation; le nom, qui exprime l’être (sattva ) en tant qu’être dont la réalisation est achevée, produit issu d’une action achevée; les prépositions; les particules. Tout nom ou tout verbe peut être analysé à partir d’une racine et de suffixes flexionnels ou dérivationnels. La méthode d’analyse des étymologistes n’est jamais purement formelle, comme on le voit parfois chez les grammairiens. L’étymologiste attache plus de considération au sens qu’à la forme et, pour dégager un sens d’une forme, est prêt à pratiquer dans cette dernière toute substitution, métathèse, etc. de phonèmes qu’il requiert. L’étymologie, telle qu’elle est pratiquée par Y ska, ses commentateurs et des milliers d’utilisateurs non spécialistes, est de caractère spéculatif. C’est un instrument pour dégager un ou plusieurs sens d’une forme. L’étymologie du Nirukta est à distinguer de l’analyse grammaticale formelle des grammairiens, qui se montrent plus rigoureux et respectueux de la forme propre des phonèmes et n’acceptent comme modifications phonétiques que celles qui ont assez de régularité pour constituer des lois.La grammaireC’est dans la grammaire que l’on voit se manifester l’esprit scientifique de la façon la plus remarquable. P ユini n’est pas le premier grammairien indien. Il cite lui-même quelques prédécesseurs. Mais les ouvrages de ces derniers n’ont pas survécu. Il semble que, par ses qualités propres, celui de P ユini ait éclipsé tout ce qui l’a précédé. Il constitue le premier grand monument de l’histoire de la linguistique. C’est tout d’abord une grammaire suffisamment complète pour être un excellent document sur le sanskrit. C’est aussi un modèle de description grammaticale synchronique. L’histoire de la grammaire dans l’Inde se ramène presque entièrement à celle de l’école p ninéenne, ce qui s’est produit en dehors de cette école restant toujours très marqué par son influence. Tout d’abord, P ユini a eu un continuateur en la personne de K ty yana, qui, vivant vraisemblablement au IIIe siècle avant J.-C., a suivi la même méthode d’exposition et utilisé la même métalangue; parfois corrigeant et critiquant des formulations de règles, il a surtout fait de nombreuses adjonctions à P ユini.Patañjali, qui vécut peut-être au IIe siècle avant J.-C., a commenté de façon développée l’œuvre de ses deux prédécesseurs mais sous une forme et dans un esprit tout à fait nouveaux. Il occupe à un double titre une place importante dans l’histoire de la littérature grammaticale. En premier lieu on trouve chez lui un apport d’informations nouvelles sur la langue. Et c’est en quelque sorte le dernier apport, en ce sens que le sanskrit apparaît définitivement fixé après lui et que, dans la conscience des utilisateurs ultérieurs, la norme dont on refusera désormais de s’écarter sera celle que représentent les trois maîtres P ユini, K ty yana et Patañjali; en cas de désaccord entre les trois, on donnera la préférence au dernier. En second lieu, Patañjali a inauguré une dialectique, un mode d’exégèse de textes et d’investigation de la réalité par la logique et le raisonnement, qui a servi de modèle.Il est ainsi à l’origine d’une grande tradition d’activité intellectuelle qui déborde la grammaire par la réflexion sur les catégories grammaticales et logiques, la pratique de la métalangue, les mécanismes de compréhension et d’interprétation du langage ordinaire et du métalangage, la spéculation sur la valeur sotériologique du bon usage de la langue. Un des commentateurs de Patañjali, Bhart リhari, a consacré au Ve siècle après J.-C. un long ouvrage en vers appelé V kyapad 稜ya à une «philosophie grammaticale» qui comprend une linguistique générale (corpus de définitions et d’analyses des parties du discours, des éléments du mot, des principes sémantiques sous-jacents aux constructions formelles, composition, dérivation, etc.), une théorie de la connaissance à partir de la parole, une métaphysique où la parole est prise comme principe suprême ( ごabdabrahman ) et même une religion où la discipline du bon langage est conçue comme une purification de la parole et de la pensée, un yoga conduisant au salut. Ce texte est particulièrement riche en matière de linguistique. Mais la réflexion sur ce domaine ne s’arrête pas avec lui. Elle aura par la suite trois orientations. La parole, par son lien avec la pensée a, en effet, intéressé les logiciens autant que les grammairiens et les exégètes de textes religieux. Ainsi une abondante littérature d’analyse linguistique se développera à travers trois écoles: l’école des grammairiens (vaiy kara ユa ), dont les représentants majeurs sont Kau ユボa Bha a (Bénarès, XVIIe s. apr. J.-C.) et N ge ごa Bha a (Bénarès, XVIIIe s.); celle des «nouveaux» logiciens (Navya Naiy yika), avec Jagad 稜 ごa et Gad dhara (Bengale, XVIIe s.); celle des exégètes (M 稜m ュsaka), avec Kum rila (Inde du Sud, VIIIe s.) et Kha ユボadeva (XVIIe s.). L’épistémologie des grammairiens est fondée sur la notion de spho レa , entité constituée par la parole abstraite, éternelle, qui est manifestée par les sons lors de l’articulation, mais n’est pas produite par cette dernière, et qui manifeste le sens conçu non comme la réalité, mais comme pensée. À cette position très idéaliste s’oppose la conception réaliste des logiciens, pour qui la relation du mot et du sens, objet réel, repose sur une convention créée. Pour le M 稜m ュsaka, le langage est le texte védique tenu pour éternel, sans auteur, la réalité étant donc un fait reposant sur le texte, de sorte que ce dernier est une autorité absolue pour la connaissance des objets non perceptibles par les sens, à savoir les devoirs religieux entre autres. Les trois écoles n’ont pas divergé et dialogué seulement sur des principes philosophiques, mais aussi sur nombre de faits linguistiques: prédominance du verbe ou du nom dans la phrase, rapport de détermination entre les mots de la phrase, les morphèmes du mot, etc. Cette littérature très riche d’idées est encore fort peu connue et à peine explorée hors de l’Inde.Les écoles non p size=5ninéennesUn petit nombre de grammaires sanskrites ont été rédigées sur le modèle de celle de P ユini, s’en distinguant par des innovations dans la métalangue ou bien par un souci pédagogique. Certaines ont eu un grand succès, par exemple celle de Vopadeva (XIIIe s.) au Bengale, qui a poussé le plus loin l’économie d’énoncé et la formalisation. Aucune n’a suscité une littérature de commentaire et d’investigation linguistique comparable à celle de P ユini. Beaucoup plus tardives, ces grammaires apportent occasionnellement des informations historiques sur l’évolution de la langue.Les grammaires de l’indo-aryen moyen et moderneParmi les langues dérivées du sanskrit, le p li, langue des écritures bouddhiques, et quelques prakrits (mah r ルレr 稜, etc.), véhicules d’une littérature de cour raffinée, ont été l’objet de grammaires rédigées soit en sanskrit, soit dans la langue décrite. Leur métalangue est celle de P ユini. Leur modèle de description est aussi p ninéen. Une différence importante cependant tient à ce que la grammaire sanskrite de P ユini est une analyse structurale purement synchronique, tandis que le but de la grammaire prakrite est non d’analyser directement la langue, mais de montrer en quoi elle diverge par rapport au sanskrit, comment on peut construire un mot prakrit à partir d’un mot sanskrit. Les grammaires prakrites traitent généralement plusieurs langues simultanément; partant de la mah r ルレr 稜, elles montrent ensuite les divergences des autres prakrits par rapport à elle. Par ce moyen, une dimension comparative et historique est introduite dans la recherche linguistique. La grammaire p lie est plus indépendante; la langue y est analysée comme entité séparée du sanskrit. Les grammaires de Kacc yana (après le XIe s.), de Moggall na (Ceylan, XIIe s.) et Aggava ュsa (Birmanie, XIIe s.) sont rédigées en p li même.La tradition qui suit le modèle p ninéen pour l’étude des langues et la composition des grammaires a duré dans l’Inde jusqu’à l’époque contemporaine. Des langues modernes, telles que braj, dialecte littéraire du hind 稜, mar th 稜, ka ごm 稜r 稜, ont été l’objet de descriptions p ninéennes. Le cas le plus curieux est sans doute celui d’une grammaire persane qui a été composée par K リルユa D sa en sanskrit à la demande de l’empereur Akbar (1556-1605) et dans laquelle l’auteur enseigne par des règles de transfert à passer des éléments du sanskrit à ceux du persan.Grammaires dravidiennesLe tamoul a la littérature la plus ancienne, qui remonte aux environs du début de l’ère chrétienne. Le texte le plus ancien qui nous en soit parvenu est peut-être le Tolk piyam , traité de grammaire et de poétique. Cette œuvre très originale, où l’on ne voit que sous forme de traces l’influence de la grammaire sanskrite, a le mérite de dégager des traits propres au tamoul. Des auteurs plus tardifs ont cherché au contraire à adapter les catégories p ninéennes à la description de leur langue. Le plus célèbre est Pava ユanti (XIIIe s.), dont le Nann l est considéré comme représentant la meilleure forme du tamoul littéraire.Les grammaires telugu sont, elles aussi, très dépendantes de la grammaire sanskrite. La plus ancienne, écrite en sanskrit par Nannaya au XIe siècle, a été commentée en telugu. La plus marquante est celle de Ketana (XIIIe s.).La littérature grammaticale du kanna ボa est plus riche mais elle est aussi très dépendante de la norme sanskrite. Ses premiers monuments sont des traités abordant conjointement la grammaire et la poétique; le Kavir jam rga («Voie royale des poètes») (IXe s.) en kanna ボa, le K vy lokana de N gavarma en sanskrit (XIIe s.). L’ouvrage qui a eu le plus d’influence est le えabdama ユidarpa ユa en kanna ボa de Kesir ja (XIIIe s.); il représente de façon exhaustive le vieux kanna ボa. La grammaire de Bha kalanka (1604), en sanskrit, décrit une forme plus récente de la langue et fournit une grande richesse de faits de linguistique.On mentionnera, en dernier lieu, une grammaire du ma ユi-prav lam («perle et corail»), langue littéraire importante du sud de l’Inde, qui est un véritable amalgame de sanskrit d’une part («corail») et de tamoul ou malay lam d’autre part («perle»). Cet ouvrage appelé L 稜l tilakam (fin du XIVe s.) a l’intérêt de faire apparaître des différences de structures entre sanskrit et langues dravidiennes.
Encyclopédie Universelle. 2012.